Personne ne reprochera à Lénine de n’avoir que parlé de révolution. Sous sa direction, les bolchéviques ont renversé le tsar, pris le pouvoir, exproprié les capitalistes et commencé à construire un nouvel ordre social. Ils ont fait la révolution. Et pourtant, l’arme la plus puissante de Lénine était la théorie : le marxisme, et plus spécifiquement son noyau philosophique, le matérialisme dialectique. Cette philosophie était le guide de Lénine pour l’action. C’est précisément grâce à cette arme que les bolchéviques ont été le parti communiste révolutionnaire le plus cohérent de l’histoire. 

Pour cela, le Parti Communiste Révolutionnaire se place consciemment et fièrement dans la tradition de Lénine. 

Le combat philosophique de Lénine en 1908

Toute sa vie, Lénine a appris, défendu et appliqué le matérialisme dialectique, notamment et de manière cruciale après la première révolution russe. En effet, en 1905, tous les éléments pour la victoire n’étant pas encore tout à fait mûrs, la révolution a échoué et le tsarisme est passé à la contre-offensive. La période de réaction qui s’ensuivit marqua dangereusement le parti bolchévique. L’optimisme révolutionnaire s’étant évaporé, de nombreux cadres, en particulier les intellectuels petits-bourgeois, se détournèrent de la lutte des classes et sombrèrent dans un profond pessimisme et dans l’individualisme.

Commença alors une querelle philosophique au sein du parti bolchévique. Des gens comme Bogdanov (membre du comité central) souhaitaient « renouveler » le marxisme. Cette intention qui semble louable – qui pourrait en effet s’opposer à une amélioration du marxisme ? – a mis Lénine dans tous ses états. En 1908, concernant une série d’articles publiés par des auteurs gravitant autour de Bogdanov, Lénine écrivait à Gorki : « Je préfère être écartelé plutôt que d’accepter de participer à un organe ou à un collège qui prêche de telles choses ».

Lénine s’est alors battu pour démontrer qu’il ne s’agissait nullement d’une mise à jour du marxisme, mais plutôt d’une attaque fondamentale contre les bases philosophiques du marxisme, à savoir le matérialisme. Il était prêt à rompre avec toute la direction bolchévique pour défendre le matérialisme, tant la chose était sérieuse pour lui. Il a alors rédigé son chef-d’œuvre « Matérialisme et empiriocriticisme » comme une guerre pour la défense du matérialisme. 

Matérialisme ou idéalisme

La proposition de base du matérialisme philosophique est que les sensations et les représentations humaines sont les images du monde matériel extérieur existant indépendamment de notre conscience. Les « empiriocriticistes » autour de Bogdanov nient cette affirmation, en professant qu’elle contient un élément de « mysticisme », de « métaphysique » et de « dogmatisme ». En effet, tout ce que nous connaissons n’est que le fruit de nos sensations subjectives. Qui peut alors prouver l’existence du monde objectif au-delà des sensations subjectives ? Celui qui suppose un objet au-delà de ma représentation est un mystique, pas un scientifique !

La tâche de Lénine consistait alors à mettre en lumière l’essence théorique de toutes ces « nouvelles philosophies » qui germaient du pessimisme ambiant, tels des champignons dans l’humidité de la forêt. « L’essentiel, c’est le point de départ », disait Lénine. En effet, pour un matérialiste, il est inadmissible d’affirmer qu’il existe un deuxième monde, surnaturel, au-delà du monde naturel. Le point de départ du matérialiste est le monde naturel. En revanche, affirmer qu’il serait « mystique » de réfléchir au-delà de l’expérience individuelle et donc impossible de postuler l’existence objective du monde naturel, quel est le point de départ d’une telle pensée ? Non pas la nature, non pas le monde objectif, qui n’existent peut-être même pas, mais la sensation individuelle, une sensation détachée de la chair et du sang, car la chair, le cerveau etc., c’est déjà quelque chose d’objectif, au-delà de la sensibilité individuelle. 

Lénine a démontré que seul le label d’« empiriocriticisme » était nouveau, avec ses phrases à consonnance moderne et scientifique. Cependant, comme toute forme d’idéalisme, l’« empiriocriticisme » postule l’existence de quelque chose d’absolu et d’idéal, que ce soit une idée absolue, un dieu, une conscience parfaite etc… 

À partir de là, l’idéalisme objectif part du principe qu’il existe bel et bien un monde existant indépendamment de la pensée humaine, mais il le mystifie, en imaginant, par exemple, qu’un dieu a créé ce monde objectif. Ainsi, l’idéalisme objectif n’est rien d’autre qu’une religion masquée en philosophie, mais au moins, il reconnaît l’existence objective du monde. 

Pour l’idéalisme subjectif, en revanche, la conscience individuelle détermine le monde. Le monde entier se dissout dans les représentations individuelles, subjectives. Par conséquent, un monde objectif ne peut exister.  Lénine qualifie cette « philosophie », avec la sévérité qui s’impose, en la traitant de philosophie pour « asile de fous ». L’idéalisme subjectif est la forme la plus basse de l’idéalisme, voire le courant philosophique le plus bas qui soit.

Philosophie et science

En consommant leur rupture avec la rationalité, Bogdanov et sa clique n’ont pas renouvelé le marxisme. Ils ne l’ont pas rendu plus scientifique. En effet, si rien n’est interprétable au-delà des sensations individuelles de chacun, que reste-t-il à la science ? Si mes représentations sont tout ce que je peux connaître, alors la base de la science s’effondre : il n’y a plus de monde extérieur existant objectivement et surtout explorable et connaissable. Lénine appelle le point de départ de l’idéalisme subjectif – les représentations, sans corps ni cerveau – une « abstraction morte ».

 Le matérialisme dialectique commence par le concret, à savoir le monde matériel. Les idées ou les sensations sont bien sûr différentes des éléments matériels comme des objets. Mais il n’y a pas d’idées sans corps matériel. Il est impossible de séparer les sensations des personnes matérielles. En effet, les idées sont une « fonction du cerveau ».

Le cerveau, et avec lui la conscience, se développe avec le travail – c’est-à-dire lorsque les hommes commencent à travailler et à maîtriser collectivement la nature. La conscience est un moyen pour les hommes de comprendre, de maîtriser la nature et de travailler ensemble. Le rôle de la conscience est donc exactement le contraire de ce que pensent les idéalistes subjectifs.

« Le sophisme de la philosophie idéaliste consiste à considérer la sensation non pas comme le lien de la conscience avec le monde extérieur, mais comme une cloison, un mur qui sépare la conscience du monde extérieur ».

Les vrais « mystiques » !

C’est ainsi qu’on ouvre la porte au mysticisme, à la religion, à l’irrationalisme et au fidéisme, selon l’expression de Lénine. Le matérialisme considère la conscience comme un aspect central de la manière dont les hommes de chair et de sang prennent le contrôle de leur environnement. C’est précisément la pratique qui prouve à son tour la vérité ou la fausseté des idées humaines. C’est ainsi que le processus historique se poursuit pour les hommes : la maîtrise de la nature et la connaissance du monde progressent. 

L’idéaliste subjectif n’a aucun critère objectif pour distinguer le vrai du faux. Il n’a aucune arme contre la superstition et le mysticisme. Théorie de l’évolution ou créationnisme chrétien ? Ce ne sont que des idées qui peuvent exister de manière différente pour chaque individu. 

La philosophie possède sa propre logique. « Donnez au diable le petit doigt, il prendra toute la main », écrit Lénine. 

« Du moment que vous niez la réalité objective qui nous est donnée dans la sensation, vous perdez toute arme contre le fidéisme […] Si le monde sensible est une réalité objective, la porte est fermée à toute autre « réalité » ou pseudo-réalité. Si le monde est matière en mouvement, on peut et on doit l’étudier indéfiniment jusqu’aux moindres manifestations et ramifications infiniment complexes de ce mouvement, du mouvement de cette matière ; mais il ne peut rien y avoir en dehors de cette matière, en dehors du monde extérieur, « physique », familier à tous et à chacun. »

Le matérialisme est le cadre philosophique cohérent de la rationalité et de la science. L’idéalisme subjectif, en revanche, signifie l’anti-science.

La lutte des classes dans la philosophie

De plus, Lénine a immédiatement compris qu’il ne s’agissait pas non plus d’une question théorique abstraite. Il voyait dans la lutte philosophique « une lutte qui exprime l’idéologie des classes ennemies de la société moderne ».

En effet, la classe dominante ne domine pas seulement par l’épée, mais aussi et surtout par les idées. Lorsque la bourgeoisie jouait encore un rôle progressiste et révolutionnaire, elle était favorable au développement de la connaissance objective. Mais depuis que le système capitaliste a atteint son zénith, au tournant du XXe siècle, la bourgeoisie se voit confrontée à une nouvelle classe révolutionnaire, la classe ouvrière. Et une analyse objective de la situation est précisément son arme la plus puissante ! Lorsque la classe ouvrière comprendra que pour bien vivre, il faut renverser ce système en faillite, alors l’heure de la bourgeoisie aura sonné. Les sbires philosophiques de la classe dominante déploient donc toutes leurs forces pour dissimuler cette vérité objective. Dans cette lutte, l’idéalisme subjectif est leur outil philosophique le plus affûté. Car qu’y a-t-il de plus efficace que d’enterrer la possibilité même de vérité connaissable ?

Le parti et la philosophie

La lutte de Lénine pour le matérialisme fut donc une lutte pour la victoire de la classe ouvrière sur la bourgeoisie. En vérité, chaque travailleur n’a pas besoin de lire tous les ouvrages philosophiques de Lénine pour savoir que ce qu’il dit est vrai. La classe ouvrière apprend par l’expérience quotidienne et dans la lutte pratique, pas dans les livres. 

Cependant, la classe ouvrière a besoin d’une direction sous la forme d’un parti communiste révolutionnaire qui mènera de manière conséquente la lutte jusqu’à son terme.

Pour nous, la question se pose autrement : « La tâche suprême de l’humanité est de saisir dans les grandes lignes générales cette logique objective de l’évolution économique (de l’évolution de l’être social), afin d’y adapter sa conscience sociale et celle des classes avancées de tous les pays capitalistes de la manière la plus claire, la plus nette, la plus critique possible ». C’est précisément la tâche du parti communiste. Il doit élever la conscience de la classe ouvrière au niveau de ses tâches historiques : renverser la bourgeoisie, prendre le pouvoir et transformer la société en communiste.

Mais les révolutionnaires communistes ne prêchent pas du haut de leur tour d’ivoire. Ils sont la partie la plus conséquente de la classe ouvrière. Ils ont d’autant plus besoin d’une vision du monde et d’une méthode philosophique correctes et indépendantes de la classe dominante. 

Les communistes doivent libérer leur tête de tout ce qui paralyse leur action. Nous devons être immunisés contre les pressions idéologiques de la classe dirigeante : son pessimisme paralysant et son mysticisme obscurcissant. Nous devons montrer ainsi les prochains pas en avant dans la lutte. Les communistes doivent tirer le maximum de chaque situation spécifique de la lutte vers la révolution. Ils ont besoin d’une « analyse concrète de la situation concrète », comme le soulignait Lénine. Ils ont besoin de la méthode vivante de la philosophie marxiste.

La victoire de la classe ouvrière sur la bourgeoisie est une question de vérité objective. Aider la classe ouvrière à gagner est impossible sans le matérialisme dialectique. Voilà le sens de la lutte philosophique de Lénine.

L’histoire l’a prouvé

Bien sûr, les « practicos » comme Staline se moquaient de Lénine. Ils pensaient que son combat philosophique était anecdotique, superflu. L’Histoire a rendu justice à Lénine.

Effectivement, c’est uniquement parce que Lénine n’a jamais dévié d’un millimètre du matérialisme, qu’il a pu comprendre qu’un nouveau raz-de-marée révolutionnaire balaierait le mouvement réactionnaire de 1908. Le raz-de-marée est arrivé – et les bolchéviques étaient prêts. Ils se tenaient courageusement à l’avant-garde de chaque lutte et ils avaient un programme. De cette façon, ils ont fini par conquérir la classe ouvrière dans les années suivantes. Si Lénine avait suivi les « practicos », le parti aurait péri dans les marécages du pessimisme et du mysticisme.

Lénine a défendu, affûté et utilisé l’arme du matérialisme dialectique à chaque étape du chemin vers la révolution d’Octobre – et tout particulièrement dans les périodes de bouleversements brutaux et de tâches pratiques et organisationnelles les plus urgentes. C’est un fait historique que seul le parti dirigé par la méthode correcte et inaltérée du matérialisme dialectique a mené la classe ouvrière à la victoire.

Bannière du Parti Communiste Révolutionnaire

Après une phase sans précédent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le système capitaliste se trouve aujourd’hui à nouveau dans une impasse historique – encore plus profonde qu’auparavant. Le même système pourri produit les mêmes idées puantes. Cachée derrière une pseudo-critique des « méta-narratifs » ou de l’« eurocentrisme » et des « nouveaux » concepts pompeux comme la « théorie queer », le « post-colonialisme », se cache une seule et même essence réactionnaire : la vérité objective n’existe pas ! Il n’y a pas de monde objectif à comprendre et à renverser ! Les idées de l’« empiriocriticisme » étaient une copie de vieux déchets philosophiques. Les idées du « postmodernisme » en sont une copie supplémentaire.

Alors que toute la soi-disant « gauche révolutionnaire » donnait un doigt après l’autre au diable, notre Internationale (la Tendance Marxiste Internationale) défendait la philosophie du matérialisme dialectique.

Aujourd’hui, le vent tourne. En Suisse, des milliers, voire des dizaines de milliers de personnes lèvent les yeux vers la bannière du communisme et veulent lutter. Le potentiel de victoire pour les communistes est énorme. Ce n’est pas un hasard si ces mêmes « révolutionnaires » qui regardaient de haut, avec mépris, la TMI et son travail philosophique, baissent aujourd’hui les bras avec pessimisme ; et si le PCR, c’est-à-dire le parti qui a mené et continuera à mener la lutte pour le communisme également sur le plan philosophique, aborde avec la plus grande urgence la lutte pour la révolution.

La tâche que le PCR s’est fixée n’est rien de moins que de mener la classe ouvrière de Suisse à la victoire de notre vivant. Nous ne pourrions pas être plus confiants dans la réussite de la révolution.

Nous reprenons les mots de Trotski tels quels et en faisons notre bannière :

« Le léninisme est la plus haute incarnation du marxisme pour l’action révolutionnaire directe à l’époque de l’agonie impérialiste de la société bourgeoise. […] Notre parti est imprégné du puissant esprit de Lénine. […] Nos poumons révolutionnaires respirent l’air de cette doctrine la plus élevée de la pensée humaine. C’est pourquoi nous sommes si profondément convaincus que l’avenir nous appartient. »

(The Tasks of Communist Education, 1923, notre traduction.)