La guerre en Ukraine porte la crise de l’ordre international à un niveau supérieur. La stabilité relative et l’harmonie, au moins apparente, de l’ordre mondial de la dernière période – principalement caractérisée par la domination de l’impérialisme américain – ont définitivement disparu. Nous sommes au début d’une ère d’instabilité dévastatrice et d’aggravation de toutes les contradictions internationales.

Cela signifie déjà une catastrophe pour les travailleurs, les jeunes, les pauvres et les femmes. Fin 2022, 108,4 millions de personnes étaient contraintes de fuir. Cela représente une personne sur 74 dans le monde et signifie un triplement au cours des dix dernières années. La guerre en Ukraine a provoqué la crise migratoire la plus rapide et l’une des plus importantes depuis la Seconde Guerre mondiale. L’année dernière, les statistiques ont ainsi connu une hausse sans précédent.

Déclin relatif de l’impérialisme américain

Les Etats-Unis sont sortis des deux guerres mondiales en tant que force capitaliste la plus puissante. Parallèlement, l’Union soviétique stalinienne est également sortie renforcée de la Seconde Guerre mondiale. L’ordre d’après-guerre a ainsi été caractérisé par la division du monde entre les deux puissances. Avec la chute de l’Union soviétique, cet ordre s’est effondré. Les États-Unis sont devenus l’unique superpuissance mondiale. L’impérialisme américain put alors imposer ses règles et ses intérêts au monde entier. Constituant un nouvel équilibre internationa qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Mais sous la surface, les contradictions s’accumulent.

Le poids relatif des États-Unis ne cesse de diminuer. Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis représentaient 40 % du PIB mondial. Ce chiffre est tombé à 24 % aujourd’hui. Ce déclin relatif se retrouve également au niveau militaire. Avec la «toute-puissance» de l’impérialisme américain, une arrogance non moins grande s’est emparée du sein de la classe dirigeante américaine : elle a puni tous ceux qui ne se pliaient pas à son ordre mondial. C’est ainsi qu’elle s’est engagée dans des aventures militaires ; se résolvant en défaites honteuses (Vietnam, Irak, Syrie, Afghanistan, etc.). La fatigue de la guerre des masses américaines a augmenté de manière parrallèle à la capacité d’intervention des Etats-Unis, le «gendarme du monde».

Le nouveau partage du monde

Pendant ce temps, de nouvelles puissances se sont imposées. La Chine, en particulier, a connu une ascension fulgurante en tant que puissance capitaliste. En 1980, après les premières étapes d’ouverture de l’économie chinoise au commerce mondial, la part de la Chine dans le PIB mondial n’était que de 1,3 %. Aujourd’hui, ce chiffre est de 18 %. Le capital chinois a commencé à déborder des frontières nationales et à se précipiter à l’étranger. La Chine est devenue le deuxième exportateur de capitaux et le premier créancier. L’État a fait monter en flèche le militarisme afin de sécuriser les routes commerciales et les marchés et de dominer ses zones d’influence. La Chine est aujourd’hui le deuxième pays en termes de dépenses militaires annuelles (292 milliards de dollars). La première place reste incontestablement occupée par les États-Unis (877). La troisième place est occupée par la Russie (86,4). La Chine s’est muée en deuxième puissance impérialiste mondiale.

Les lois d’airain du capitalisme impérialiste ont commencé à s’appliquer. Lénine les a déjà décrites en 1916 dans son ouvrage classique «L’impérialisme, stade suprême du capitalisme». Le monde est entièrement divisé entre les grands prédateurs impérialistes. Tous les territoires sont contrôlés par une puissance impérialiste ou l’autre. Mais les développements économiques dans les différents pays ne sont pas uniformes : Certains pays deviennent plus forts économiquement, d’autres plus faibles. Il en résulte des frictions impérialistes : le partage du monde – produit des rapports de force d’hier – ne correspond plus aux nouveaux rapports de force réels. Le monde doit être redivisé. Cela ne peut se faire finalement que par des guerres impérialistes. Car aucune puissance impérialiste ne cède volontairement ses sphères d’influence.

A ces changements dans les rapports de force entre les prédateurs impérialistes s’est ajoutée la crise économique. Les phases d’expansion signifient une certaine détente des rapports impérialistes. Tous les prédateurs peuvent s’engraisser. Le retour de la crise systémique capitaliste à partir de 2008 a inversé les choses. La lutte entre les différents acteurs impérialistes pour les parts de marché s’est violemment intensifiée.

La guerre en Ukraine

Ainsi, de gigantesques contradictions impérialistes se sont accumulées au cours de la dernière période. La guerre en Ukraine en est l’expression, ainsi que le catalyseur qui les exacerbe et révèle la crise de l’ordre mondial.

La chute de l’Union soviétique a signifié un énorme effondrement économique et social de la Russie et des pays environnants. L’impérialisme américain a profité de l’affaiblissement de la Russie pour placer des régions ex-soviétiques (Europe de l’Est, Balkans, etc.) sous son influence, notamment sous la forme de l’élargissement à l’Est de l’OTAN – qui n’est en aucun cas une alliance défensive pacifiste, mais un outil de l’impérialisme américain.

L’impérialisme américain a étendu ses zones d’influence jusqu’aux frontières de la Russie. Du point de vue des intérêts impérialistes de l’oligarchie russe, cela n’était pas tolérable. 

Avec le temps, la Russie est redevenue une force aux ambitions impérialistes régionales.L’impérialisme russe se sentait suffisamment fort, voyait les faiblesses de l’impérialisme américain et commençait à tracer des lignes dans le sable. «Pas un pas de plus !» était déjà le message adressé aux Etats-Unis avec l’intervention de la Russie en Géorgie en 2008, puis en 2014 et enfin en Ukraine en 2022.

L’impérialisme américain a poussé l’Ukraine à la guerre avec la Russie. L’intention de l’impérialisme américain était d’isoler et d’affaiblir la Russie par la guerre et les sanctions. La Russie est en effet devenue un adversaire impérialiste redoutable – et en même temps le principal allié de son ennemi principal, la Chine. La classe ouvrière n’a rien à gagner dans cette guerre impérialiste par procuration.

La guerre représente un saut dans la crise de l’ancien ordre, caractérisé par la mondialisation et la domination mondiale des Etats-Unis. D’une part, elle affaiblit encore les Etats-Unis. Ceux-ci peuvent de moins en moins imposer leur volonté au reste du monde. Ce qui élargit l’espace de manœuvre pour les forces impérialistes plus petites, qui veulent toujours une part du gâteau plus importante. D’autre part, la guerre ouvre une période de protectionnisme.

L’affaiblissement des États-Unis

L’affaire s’est retournée contre les Etats-Unis. La guerre en Ukraine n’a pas, comme prévu, unifié le monde sous les États-Unis et isolé la Russie, bien au contraire.

La guerre a poussé la Russie dans les mains de la Chine, l’ennemi principal de l’impérialisme américain. Les relations entre la Chine et la Russie se sont intensifiées. La Chine importe désormais davantage d’énergie russe. Les deux pays ont conclu de nouveaux accords commerciaux qui permettent à la Russie de contourner les sanctions américaines.

La majorité des pays, qui représentent une grande majorité de la population mondiale, n’ont pas adopté les sanctions américaines. Les sanctions font grimper les prix de l’énergie, des céréales et des engrais. C’est un poison pour la stabilité sociale, en particulier dans les pays les plus pauvres. Confrontées à la perspective d’explosions révolutionnaires, les classes dirigeantes de ces pays ne se soumettent pas à l’impérialisme américain et tentent de maintenir le commerce avec la Russie.

Les Etats-Unis restent la puissance la plus forte. Mais la guerre a encore plus sapé leur autorité. Cela crée un espace de manœuvre. Des pays comme la Turquie (membre central de l’OTAN), l’Arabie saoudite et Israël (alliés traditionnels des Etats-Unis), de nombreux pays d’Amérique latine, l’Inde ou l’Afrique du Sud commencent à s’équilibrer entre les plus grands blocs impérialistes (surtout les Etats-Unis et la Chine). Cela aggrave énormément l’instabilité internationale.

Un seul objectif de guerre des Etats-Unis a été atteint : la subordination de l’Europe aux Etats-Unis. Les Etats-Unis ont coupé de force l’Europe de l’énergie russe bon marché dont dépendent les pays du cœur de l’Europe (Allemagne, France). Mais derrière «l’unité occidentale», les contradictions s’aggravent. La guerre est dévastatrice pour l’Europe. Elle affaiblit les économies européennes et sape la stabilité sociale. Et en même temps, «l’ami» Biden attaque l’Europe avec des mesures protectionnistes.

Le protectionnisme

Avec des institutions comme le FMI, l’impérialisme américain a détruit les murs de protection des forces plus faibles au cours de la dernière période. Avec cette politique de libre-échange, les Etats-Unis ont rendu le monde entier docile. C’était à la fois l’expression et le moyen de la supériorité écrasante de l’impérialisme américain.

Mais le poids économique spécifique des États-Unis a diminué et la crise économique est revenue. Les Etats-Unis ont commencé à défendre leur position aux dépens des autres (développement des droits de douane, sanctions économiques, subventions à l’industrie américaine, etc.) C’est un signe de l’affaiblissement relatif des Etats-Unis et du fait que le mode de production capitaliste a vécu. Les Etats-Unis sont passés du statut de moteur du libre-échange à celui de moteur de la montée du protectionnisme. Au début du 20e siècle, l’impérialisme anglais a envoyé une canonnière pour combattre ses concurrents impérialistes. Aujourd’hui, l’impérialisme américain envoie une lettre du Département du commerce extérieur.

Biden a repris les sanctions de Trump contre la Chine – et a étendu le protectionnisme. Après le début de la guerre, le «Inflation Reduction Act» (subventions aux entreprises américaines au détriment des entreprises européennes, chinoises et japonaises) et le «Chips Act» sont venus s’ajouter. Les puces électroniques doivent être produites aux Etats-Unis même et ne plus être importées. La guerre en Ukraine a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. La mondialisation s’inverse.

Tout cela signifie la crise de l’ordre mondial dominé par les États-Unis depuis les années 1990. Toutes les lignes de conflit internationales s’intensifient énormément. Il n’y a pas de retour en arrière possible. Au contraire, nous sommes au début d’un processus d’intensification de toutes les contradictions. Le principal antagonisme dans les relations internationales se situe entre les Etats-Unis et la Chine.

Les États-Unis vs. la Chine

Les États-Unis restent de loin la force la plus puissante au monde. L’économie américaine est presque un tiers plus grande que l’économie chinoise et beaucoup plus productive. La Chine possède cinq bases militaires, les Etats-Unis plus de 750. Il ne peut être question de dire que la Chine a rattrapé les Etats-Unis. De plus, l’essor économique de la Chine est clairement en train de se refroidir. La crise économique mondiale a atteint la Chine.

Mais d’énormes tensions se sont déjà accumulées au cours des dernières années et décennies. La Chine a effectué un énorme rattrapage économique et militaire et est passée en conséquence, pour l’impérialisme américain, de «partenaire stratégique» – un réservoir de main-d’œuvre bon marché, un marché pour l’exportation de capitaux, etc. – à un «concurrent systémique».

La principale ligne de conflit inter-impérialiste du monde se situe dans la région du Pacifique. La Chine y a considérablement accru son influence. Elle y est désormais le principal partenaire commercial des pays d’Asie du Sud-Est et occupe une position dominante dans la question de l’extraction de matières premières dans le Pacifique. Plus d’un quart des navires marchands dans le Pacifique sont chinois.

Cette extension du pouvoir économique au-delà de ses propres frontières nationales exige une puissance diplomatique et militaire. Le gouvernement chinois tente d’intensifier le contrôle politico-militaire des routes commerciales, des sources de matières premières, etc. dans la région du Pacifique. L’armée de l’air chinoise est la plus importante de la région Asie-Pacifique. Ces dernières années, l’impérialisme chinois a poussé à la conclusion d’accords commerciaux et de sécurité avec divers États du Pacifique. L’intention est claire : la Chine veut devenir la puissance impérialiste dominante dans le Pacifique.

Taïwan

L’impérialisme américain n’est pas prêt de l’accepter. Les bruits de sabre actuels autour de Taiwan représentent ce conflit impérialiste majeur. Taïwan est central pour l’impérialisme chinois. C’est de là que la Chine importe les puces électroniques essentielles. En outre, Taïwan est stratégiquement décisif pour le commerce chinois dans la région du Pacifique. C’est ce qui détermine les intérêts chinois à Taiwan : il s’agit de dominer la région du Pacifique. Pour les Etats-Unis, Taïwan est un moyen potentiel d’interrompre la moitié du commerce chinois et de couper l’approvisionnement de la Chine en produits économiques vitaux. Les intérêts des Etats-Unis à Taiwan sont simples : empêcher l’extension des sphères d’influence chinoises. Pour la classe ouvrière de tous les pays, ce conflit n’est que réactionnaire.

Ni les Etats-Unis ni la Chine n’ont actuellement intérêt à un conflit militaire. Seule une crise profonde au sein de la Chine ou la poursuite de la provocation du nationalisme taïwanais par l’impérialisme américain (une déclaration d’indépendance taïwanaise) pourrait conduire à une escalade. Cela est peu probable dans l’immédiat.

Mais cela ne doit pas nous faire oublier que, derrière, les contradictions entre les deux plus grandes puissances s’aggravent de jour en jour. L’impasse du système capitaliste est apparue à la surface ces dernières années ; il existe un risque de dépression profonde, longue et globale. Même si ce n’est pas en ligne droite – le combat de titans entre la Chine et les Etats-Unis doit inévitablement s’intensifier.

Socialisme ou barbarie

La crise de l’ordre mondial est l’expression de la deuxième crise organique du capitalisme que nous traversons. Les forces productives qui se sont développées dans le capitalisme se rebellent contre les limites de l’économie de profit et de l’État-nation. «Or les forces productives ont depuis longtemps dépassé les frontières de l’État national, transformant ainsi ce qui fut autrefois un facteur de progrès historique en une contrainte insupportable. Les guerres impérialistes ne sont rien d’autre que la révolte explosive des forces productives contre les frontières des États, devenues trop étroites pour elles.»  (Trotsky, Le marxisme et notre époque

La première crise organique du capitalisme a provoqué deux guerres mondiales et a conduit la civilisation humaine au bord de l’abîme : 100 millions de personnes ont été tuées, un continent entier a été dévasté, etc. Dans d’autres circonstances, les tensions impérialistes actuelles auraient depuis longtemps déclenché une guerre mondiale. Aujourd’hui, une guerre mondiale est exclue pour la prochaine période. Les moyens de guerre et les rapports de force entre les classes l’excluent. (Voir ici une explication plus détaillée.) Cela ne réduit pas les énormes tensions. Mais cela détermine la forme sous laquelle les tensions s’expriment et se déchargent. Nous sommes au début d’une période de «petites» guerres impérialistes par procuration comme celle en Ukraine ; les mesures protectionnistes vont se transformer en guerres commerciales.

Seule une république socialiste mondiale peut arrêter le déclin et la destruction et remplacer la guerre et la misère par l’harmonie et l’abondance. C’est la tâche historique de la classe ouvrière internationale de renverser le capitalisme et d’apporter le socialisme au monde.

Pas d’illusions

Pas une seule bourgeoisie ne peut l’aider – pas la bourgeoisie américaine bien sûr, la force la plus réactionnaire au monde, mais pas davantage la classe capitaliste chinoise ou l’oligarchie russe. Celles-ci voient la faiblesse relative du plus grand prédateur et veulent une part du gâteau. Cela ne change rien au caractère destructeur, oppressif et exploiteur de l’impérialisme. La classe ouvrière ne doit pas se faire d’illusions sur une quelconque bourgeoisie.

La classe ouvrière ne doit pas non plus se faire d’illusions sur des institutions en apparence «neutres» comme l’ONU. L’ONU est un club de discussion pour les prédateurs impérialistes. Un consensus à l’ONU ne signifie jamais rien de plus que l’accord des prédateurs sur un pillage commun. L’ONU n’a jamais empêché une guerre – mais elle a déjà légitimé et dirigé des aventures impérialistes !

Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !

La bourgeoisie est divisée en parties nationales antagonistes qui se disputent le partage du butin. Mais les travailleurs ne vivent pas de l’exploitation des autres : ils n’ont pas de butin à se disputer. Les travailleurs de tous les pays ont des intérêts identiques. Ils souffrent tous de la même manière de la crise du capitalisme. Ils ont tous besoin de la même manière d’une république socialiste mondiale pour se débarrasser de l’exploitation, de la guerre et de la misère.

«Prolétaires de tous les pays ! Dans la lutte contre la barbarie impérialiste, contre la monarchie et les classes privilégiées, contre l’Etat bourgeois et la propriété bourgeoise, contre tous les aspects et toutes les formes de l’oppression des classes ou des nations, unissez-vous ! Sous le drapeau des Soviets ouvriers, de la lutte révolutionnaire pour le pouvoir et la dictature du prolétariat … prolétaires de tous les pays, unissez-vous !»

Ces lignes finales du Manifeste de l’Internationale communiste, écrit par Léon Trotski, indiquent la voie à suivre. Nous, de la Tendance Marxiste Internationale, nous inscrivons en paroles et en actes dans cette tradition de l’internationalisme prolétarien.